27 décembre 2006

Dora : une montagne de barbarie

Il est des voyages, inoubliables, justement parce que leur destination n’est autre qu’un point de mémoire. Un point sur une carte qui tend à se matérialiser.


Le récit du récent voyage de Jacques Jouet et d’Olivier Salon aux confins de l’Allemagne, est exposé le jour même du solstice d’hiver, jour de l’année où la nuit est la plus longue ; singulier moment opportun. Sans doute, ce que nomment les grecs, le kairos : ce 21 décembre, avec son ciel bas et lourd, dont la pâle lumière, laissant à penser que le jour a finalement oublié de se lever, n’était-il pas, en effet, adéquat pour faire écho à cette nuit sans fin, à cette nuit artificielle, à ces nuits de brouillard qui enveloppèrent l’Europe au temps du nazisme ?



La poésie peut-elle quelque chose contre cet obsurantisme tissé serré par les nazis? Le poème de Jacques Jouet commémore la mémoire de ces hommes, dont François Le Lionnais fit malheureusement partie entre 1944 et 1945, ceux-là qui furent enfouis sous la montagne.

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La place d'appel du camp de Dora de nos jours


Dora, un nom aux douces sonorités féminines, un nom qui résonne, à présent, des plus lugubres peines. Peut-on concevoir ce qui se déroulait là-bas, sous la colline de Kohnstein, dans ces vastes tunnels ? De secrets affairements, dont il ne reste que des initiales, V1, V2, B1. Plus de 60 000 hommes participeront, de force, à ce mystérieux labeur, mais plus de la moitié ne revinrent pas, plus de la moitié ne revirent jamais la lumière du jour. Être au cœur de la montagne, privé d’eau mais sans un endroit au sec, privé de lumière, de chaleur, épuisé à la tâche, traqué par la maladie, tel fut le quotidien de l’“Enfer de Dora”. François Le Lionnais survécu malgré tout à ce terrible séjour, sans doute grâce à sa qualité de "disparate" comme il aimait à se qualifier lui-même.


Bruegel, La pie sur le gibet,
1568, huile sur bois

“Mon regard se porta machinalement sur la colline qui s’élevait du côté de l’infirmerie. L’automne y achevait son établissement. Alors ces grands arbres dépouillés fondirent sur moi sans crier gare et m’emportèrent avec eux. L’Enfer de Dora se métamorphosa subitement en un Bruegel dont je devins l’hôte.”
C’est ainsi que Le Lionnais décrit dans son émouvant texte “La peinture à Dora”, comment son immense curiosité et son amour du savoir fut réveillée un jour, sur la place d’appel du camp de Dora, et le sauva ; sa résistance à l’ennemi, se fit donc par le biais de la culture et des différentes humanités, des mathématiques à la philosophie sans oublier les arts, en faisant ainsi obstacle à l’emprise de la barbarie.

Jacques Jouet au travers de sa récente confrontation avec cette terre allemande, parvient à faire transpirer une émotion contemporaine pour ces “remplaçables”, comme les nommaient leurs bourreaux.
Sous la colline de Kohnstein, âmes des morts reposez en paix, c’est dans un poème, dans un tableau de Bosh ou de Bruegel, que vous re-vivez encore aujourd’hui, sans crainte de l’oubli.

06 décembre 2006

Pensée pour un jour de tempête


« Grande et terrible est la puissance du rire:
contre elle, nul ne saurait se prémunir;
et l'homme qui a le courage de rire est le maître du monde,
comme celui qui est toujours prêt à mourir. »
Leopardi

20 novembre 2006

Fading : Paris > Praha > Paris

«Je suis parfois triste à Prague où les noms des rues manquent de cette poésie magique que soufflent à nos oreilles le petites plaques en tôle bleue au coin de rues et ruelles à Paris. Mais je sais quelle rue de Prague porterait pour moi le nom “Ci-gît-le-Cœur”»Vítězslav Nezval

Des jours d’automne, à Paris, qui se mesurent à ces jours d’un autre automne, d’un autre hiver, d’autres saisons à Praha et ses environs. Des images, pages détachées d’un carnet de notes, d’un carnet de flâneries et d’errances. Deux regards qui s’inter-pénètrent sans pour autant se superposer ; des différences, avec un léger décalage.



Étrange d’observation de la métamorphose de ces photographies, de la pellicule, au livre, puis du livre au mur. Trois agrandissements successifs, périlleux exercice… Pourtant, cette délicate opération est accomplie, avec discrétion. Nul désir d’ostentation ne préside à ces manipulations. Ainsi, ces photographies ne sont-elles pas collées au mur. Elles y sont accrochées justement de manière à s’en détacher, et l’espace entre les images et le mur, n’est pas pour autant laissé vide. Les photographies ne sont, en effet, pas encadrées mais marouflées ou contrecollées sur panneaux de bois, comme si la page de papier était retournée à son état d’origine, le bois, retrouvant volume et épaisseur, retrouvant une ombre aussi…

En réalité, on pourrait n’avoir jamais quitté Paris, être toujours resté sur les quais à regarder couler la Seine, peu ou pas de pittoresque touristique, en effet. Pourtant, c’est bien la Vltava, chère aux poètes, qui traverse cette topographie intime.

Que dirait Vítězslav Nezval, de voir sa ville ainsi dévoilée ? Que dirait-il de ces deux étrangers, qui tentent d’apercevoir à Praha, ou d'y deviner d’hypothétiques traces d’un écrivain de leur terre, plus à l'ouest ? Sans doute les approuverait-il avec dans le regard un éclair de complicité amusée. N’avait-il pas, au cours de son séjour parisien, ressenti lui-même une vive émotion en apprenant que Marcel Duchamp avait quelques fois séjourné à Praha pour des tournois d’échec ? Ne s’était-il pas fait la réflexion joyeuse qu’il ne verrait désormais plus sa ville de la même manière ?…



Si Vaillant, Sima, Duchamp, Desnos, Mozart, Nezval, Kafka et d’autres encore hantent les photographies d’Anne-Lise et de Nicolas, c’est sans doute que leurs voyages n’ont pas été faits en vain. Chacun verra sûrement apparaître, d’autres fantômes, d’autres amitiés, d’autres amours, d’autres regrets et d’autres adieux… dans les traces de cet aller-retour comme suspendu : Paris > Praha > Paris…

© Photographies : Nicolas Comment (couleur) & Anne-Lise Broyer (noir & blanc)

Fading, photographies d’Anne-Lise Broyer et Nicolas Comment. Galerie Madé, 6 rue Le Regrattier, Paris 4e. Jusqu’au 14 décembre 2006

16 novembre 2006

Le pot-pourri de Federico Fellini

“II m’est indifférent de commencer d’un côté ou de l’autre; car en tout cas, je reviendrai sur mes pas.” Parménide
“Le monde antique, me disais-je, n’a jamais existé, mais indubitablement nous l’avons rêvé” Federico Fellini


fresque de Pompéï,musée de Naples, photographie de Dalbera


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Yves Bonnefoy évoque, dans le recueil L’Improbable, la ville de Ravenne, en Italie. Ses souvenirs, cependant, se démarquent des habituels clichés touristiques et s’écartent des éternelles mosaïques colorées. Sa fascination porte sur les monuments, car, dit-il “Les monuments de Ravenne sont des tombeaux”. Point de fascination morbide néanmoins, mais plutôt une certaine “allégresse”, une joie incongrue. Le poète s’étonne, comme surpris lui-même de ses propres sentiments, face à ces antiques cénotaphes. La source de cette joie ne trouve-t-elle pas sa source dans les ornements qui recouvrent ces tombeaux vides ? En effet, l’ornementation gravée révèle, en quelque sorte la pierre. La pierre nue, sans traces de l’intervention humaine, n’aurait-elle pas échappée à notre attention sans cet index pointée sur elle ?
Cette traversée de Ravenne, propice aux égarements, tant réels que poétiques, pousse Yves Bonnefoy à s’interroger et à interroger cette singulière expérience : “[…]. Je découvrais dans Ravenne l’affleurement d’un autre règne.
Pourquoi des lignes sont-elles belles ? Pourquoi la vue d’une pierre apaise-t-elle le cœur ? À peine si le concept parvient à formuler ces questions qui sont les plus importantes. Il n’y a jamais répondu”
: telle est, sans doute, la vertu de ces ruines : amorcer ou poursuivre ce dialogue avec le sensible, creuser le doute autour du concept mais surtout éveiller le sentiment poétique …

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Sur la Via Appia, photographie de iessi


Autre époque, autres circonstances. 1969, année érotique comme la désignait avec malice Serge Gainsbourg fut, entre autre, le théâtre de la naissance d’une toute autre œuvre, non moins dépourvue de sensualité, l’adaptation cinématographique de Satyricon par Federico Fellini. Autre ruine pourrait-on dire si l’on considère le texte du Satyricon qui regroupe en réalité un ensemble de fragments dont les lacunes sont légions. Non seulement, les manques sont considérables et les bribes difficiles à authentifier, mais encore l’auteur même de ce texte demeure méconnu et des doutes persistent même sur son identification exacte. C’est précisément ces spécificités, qui finalement retiennent l’attention de Fellini : “[…] j’avais relu Pétrone et j’avais été fort séduit par un détail que je n’avais pas su remarquer auparavant : les parties qui manquent, donc l’obscurité entre un épisode et un autre.”
En réalité, Fellini n’attachait pas grande importance à ce projet, à l’origine. Cette proposition, parmi d’autres, n’était qu’une promesse faite aux producteurs, mais destinée à demeurer vaine, sorte de monnaies d’échange, en quelque sorte. Un incident de parcours vint en décider autrement. Une convalescence un peu longue permet à Fellini la redécouverte du texte lu sur les banc du lycée, encore adolescent. “Le livre me fait penser aux colonnes, aux têtes, aux yeux qui manquent, aux nez brisés, à toute la scénographie nécrologique de l’Appia Antica, voir en général aux musées archéologiques.” La curiosité aidant, rien d’étonnant à ce que Fellini se plonge avec délices dans l’univers “baroque” de la Rome décadente et investisse ces zones d’ombres et de mystère. Il s’y place en maître de marionnettes, retrouvant là ses jeux d’enfant, lorsqu’il proposait à ses petits camarades des spectacles de marionnettes de son invention, déplaçant ses différents ingrédients : acteurs, décors et textes, pour un spectacle inédit.




L’histoire antique est pour ainsi dire “redécouverte”, non pas au travers de la reconstitution d’une fresque historique, mais aux travers des filtres tendus par Fellini : la Rome décadente décrite ou entrevue au travers des bribes de Pétrone, eux-même revisités par l’imagination du réalisateur. Fellini propose là une singulière méthode pour appréhender le passé. La connaissances de ces périodes lointaines ne sont-elles pas toujours, en effet, à réinventer puisque certains aspects resteront sans doute éternellement obscurs ? L’artiste n’est-il pas celui qui infiltre ces zones de mystères pour faire parler ce passé pour lequel la science s’est révélée inadaptée ? Tout comme ces inscriptions étrusques dont la signification semble désormais interdite alors que la connaissance de l’alphabet étrusque, s’est quant à elle perpétuée jusqu’à aujourd’hui. Et n’est-ce pas là, encore, le message sous-jacent contenu dans l’œuvre de Poussin Et in arcadia ego ? “Et in arcadia ego”, des mots qui auraient pu être prononcés par l’un ou l’autre des deux protagonistes du film Satyricon…


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La réponse de l’art ne consiste pas à venir combler ces vides ou à forger d’hypothétiques chaînons manquants. Fellini le confirme non seulement dans sa pratique cinématographique mais aussi au cours des interviews données à l’occasion du tournage de Satyricon : “Des fragments épars, des lambeaux qui surgissaient de ce qui pouvait bien être tenu aussi pour un songe, en grande partie remué et oublié. Non point une époque historique, qu’il est possible de reconstituer philologiquement d’après des documents, qui est attestée de manière positive, mais une galaxie onirique, plongée dans l’obscurité, au milieu de l’étincellement d’éclats flottants qui sont parvenus jusqu’à nous.” Finalement ce travail, ce retour sur l’antique, Fellini le nomme rêve, ou songe. Son rêve se traduit sur l’écran par des décors extravagants dans lesquels évoluent des personnages non moins extraordinaires : “Le monde antique, me disais-je, n’a jamais existé, mais indubitablement, nous l’avons rêvé. Notre effort devrait consister à annuler la frontière entre rêve et imagination, à tout inventer et objectiver ensuite cette opération fantastique, à nous en détacher afin de pouvoir l’explorer comme quelque chose qui serait à la fois intact et méconnaissable”. Cette expérience, que Fellini considérait comme l’une de ses plus grandes réussite sur le plan visuel, pourrait être rapprochée de celle, plus récente, d’Éric Rohmer dans son film L’Anglaise et le Duc. Devant l’impossibilité économique et technique de reproduire différents quartiers de Paris pendant la Révolution de 1789, Rohmer utilise des panneaux peints sous sa direction sur lesquels il incrustre ensuite des acteurs réels. Il utilise ainsi des procédés hérités des expériences de Méliès et de la genèse du cinéma, réactualisés avec les techniques numériques actuelles. Le choix de Rohmer est particulièrement intéressant car il ne s’agit pas, pour lui non plus, de reconstituer l’époque révolutionnaire. Cependant, il s’attache aux détails, non dans un souci de réalisme, mais plutôt dans un souci d’authenticité historique. En effet, pour ces deux réalisateurs, l’important n’est pas d’être réalistes, Rohmer est même encore plus précis : “[…] la réalité photographique m’importe peu. Ici, je montre la Révolution comme la voyaient ceux qui l’ont vécue. Et je cherche à rendre les personnages plus proches de la réalité picturale.”. D’emblée, dans ces deux films, le spectateur est placé dans un cadre théâtral : lever de rideau, tableaux d’exposition, décors, etc. Il ne s’agit que de spectacles, tout y est ouvertement factice, mais après la représentation, comme après certains rêves, reste ce sentiment bizarre et troublant : “n’était-ce vraiment qu’un rêve ?”


13 octobre 2006

Infra-Oskar



La nouvelle saison des jeudis oulipiens s’annonçait bigarrée, mais l’ouverture ce 12 octobre 2006 se révèla finalement dans des nuances plus subtiles. Bien sûr, nulle question d’arborer des crêpes noirs aux boutonnières, mais la brutale disparition d’Oskar Pastior, ce 4 octobre dernier a certainement teinté cette séance d’un soupçon de nostalgie. Demi-teintes presque transparentes que les quelques oulipiens rassemblés ont utilisées pour évoquer leur ami et camarade, Oskar. L’émotion affleurait, bien entendu, laissant paraître des failles dans l’organisation de l’hommage : troubles, oublis, bégaiements…

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Les souvenirs de Jacques Roubaud, évoquant leur rencontre justement au cours d’une lecture publique 25 ans plus tôt, et la lecture en français, comme mise en abîme, du texte qu’Oskar Pastior avait lu un quart de siècle plus tôt, ne pouvait laisser indifférent.
Mais c’était avant tout, l’occasion de ré-écouter Pastior lisant ses textes, et de s’imaginer, une fois encore son petit air espiègle, le poète, le nez à peine levé de ses papiers et “ayant pris une bouffée de cigarette”, littéralement exhaler les mots et les sons en même temps que la fumée, si doucement, si délicatement. Sa caresse des mots, surprend, tant la rudesse de la langue allemande s’y trouve transfigurée et comme gommée.



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Entendre Oskar lire, en français, le poème de Baudelaire, Harmonie du soir, c’est vivre l’expérience délicieuse, de voir le poème s’animer d’un souffle d’inconnu… Oskar avait l’accent indéfinissable du polyglotte et du citoyen du monde ; un accent au pouvoir inouï, à qui veut bien prendre le temps de l’écouter.

08 octobre 2006

Laps en vol

“Aussi bien j’aime les voyages comme l’essai du retour.” Yves Bonnefoy

Temps de vol : une journée passée la tête au dessus des nuages, d’ici à là-bas. Se faire la réflexion que, finalement, ce n’est pas si loin d'ici, ce là-bas. Résumer le voyage à deux repas séparés par un hypothétique sommeil peu ou pas réparateur. Peu de choses finalement. Dans ce petit fauteuil étroit, malgré l’inconfort flagrant vivre l’expérience quasi monacale, du retour sur soi, forcé. Onze heures “à tuer”, comme l’on dit. Se résigner, malgré les protestations douloureuses des membres ankylosés, à l’immobilité. Ce laps aérien, là, perdu aux milieu de l’éther, ne dispose-t-il pas comme le remarquait Bachelard aux vagabondages de l’esprit ou à la rêverie ?


Dürer, Aile d'oiseau


Paradoxale immobilité en réalité, puisque elle est subie dans un véhicule lancé à plus de 1000 kilomètres par heure. Mais, pour “des raisons de sécurité” c'est bien vissé à son siège et attaché que se déroule le trajet, pratiquement dépourvu des manifestations, pourtant attendues, de la vitesse. Ce repos obligé n'est pourtant pas indifférent. Qu'en serait-il si, dans un hypothétique futur, la téléportation devenait le seul moyen de se rendre d'un point à l'autre de la planète ? N'y aurait-il pas danger de traumatisme important à passer de climats si différents en un clin d'œil ? Ce sas pressurisé n'offre-t-il pas finalement un temps d'adaptation appréciable ?

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Le voyage aérien moderne semble parfois vouloir s'assimiler à une séance de cinéma. Par l'intermédiaire de petits écrans encastrés dans le siège du rang précédent, sont proposés des programmes sensés distraire et faire passer le temps. Mais cette volonté d'occuper absolument l'esprit du passager, d'en capter l'attention par l'usage de “sirènes” technologiques, se trouve, néanmoins, parfois mise en échec : écran trop proche, recul insuffisant, images floues ou mal réglées, casque peu commode… les raisons ne manquent pas pour que, finalement, l'attention se détache de ce spectacle quasi imposé.

Alors, à ce moment précis, comme Giacometti lors d'une séance d'Actualités en 1945, l'esprit s'évade, malgré le bruit des moteurs et les turbulences inopinées : “Et alors tout à coup, il y a eu une scission. Je me rappelle très bien c’était […] à Montparnasse, d’abord je ne savais plus très bien ce que je voyais sur l’écran ; au lieu d’être des figures, ça devenait des taches blanches et noires, c’est-à-dire qu’elles perdaient toute signification, et au lieu de regarder l’écran, je regardais les voisins qui devenaient pour moi un spectacle totalement inconnu. L’inconnu était la réalité autour de moi et non plus ce qui se passait sur l’écran ! En sortant sur le boulevard, j’ai eu l’impression d’être devant quelque chose de jamais vu, un changement complet de la réalité… Oui, du jamais vu, de l’inconnu total, merveilleux. […] … et en même temps, le silence, une espèce de silence incroyable. […].”. Les images se brouillent, l'instant présent tend à disparaître au profit d'autres réalités, des souvenirs viennent se superposer avec des projections du futur, où se sur-imposent aussi des sensations tangibles… étrange espace-temps, ou de fugaces instants viennent se sédimenter comme des calques sur le “maintenant”… Giacometti, lui, a vu dans cet épisode une découverte ou plutôt une révélation de la troisième dimension, ce qui bouleversera ses recherches. Le passage par la “boîte” cinéma, provoque un trouble qui pourrait s'apparenter à celui du voyageur après son transit dans la “boîte” avion. Comment, en effet, s'échapper ‘indemne’ de “cette scission”, d’une métamorphose si complète de paysages, de climat, de météorologie, de langage au sortir d’un trajet aérien plus ou moins long ou d’une séance de cinéma ? Ou encore, comment rester de marbre en faisant l’expérience concrète du passage du temps ?

Le voyage comme expérience ou encore l’expérience initiatique vécue à travers le voyage, n'est bien sûr pas chose rare. Un autre artiste, Tony Smith, s’en était fait l’écho dans une célèbre interview donnée à Artforum en 1966. La découverte qui s’est imposée à lui lors d’un voyage en voiture de nuit : “[…] It was a dark night and there were no lights or shoulder markers, lines, railings or anything at all except the dark pavement moving through the landscape of the flats, rimmed by hills in the distance, but punctuated by stacks, towers, fumes and colored lights. This drive was a revealing experience. The road and much of the landscape was artificial, and yet it couldn’t be called a work of art. On the other hand, it did something for me that art had never done. At first I didn’t know what it was, but its effect was to liberate me from many of the views I had had about art. It seemed that there had been a reality there which had not had any expression in art.” Là encore, il y a clairement un avant et un après : une rupture. Tony Smith est poussé à remettre en question l'Art par cette singulière expérience. Mais, n’est-ce pas notre perception, plutôt que l'Art, qui se trouve bouleversée ? Comme si le laps du voyage pouvait être une sorte de chemin de traverse, comme la chute d'Alice à travers le terrier du lapin blanc ou le périple d’Ulysse d'île en île. Une traversée extraordinaire transformant inévitablement et irremédiablement, celui qui ose s’y aventurer. N’est pas pour cela qu’aucun voyage n’est réellement anodin ?

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Temps de vol : une journée passée la tête au dessus des nuages, d'ici à là-bas. Aller-retour. Surprise de déjà devoir s'en retourner. Résumer le voyage à deux repas séparés par un hypothétique sommeil peu ou pas réparateur. Peu de choses finalement. Dans ce petit fauteuil étroit. Onze heures “à tuer”, comme l'on dit. Se résigner à l'immobilité. Mais les nuages, où sont-ils ? Bachelard serait sûrement déçu, les aéronefs modernes, volent si haut, qu'on les perd de vue, les nuages. Vu du hublot, c'est l'espace nu … sur lequel hôtesses et stewards s'empressent de faire tomber un store pudique.

14 juin 2006

Le chant de la montagne

Presque immobile cette foule sur l'esplanade à la tombée de la nuit. Si vaste que je ne vois rien qui pourrait en être la fin là-bas, l'autre rive, sinon peut-être ces panaches de fumée rouge qui portent de la couleur dans le ciel ailleurs gris, parfois presque noir.
Yves Bonnefoy, Deux Musiciens, trois peut-être




Paysage de montagne, intemporelle et désertique, pierres calcaires déchiquetées. Deux personnages, sans doute un père et un fils émergent de ce décor minéral. Dans une sorte de vallée encaissée ils se joignent bientôt à un joyeux rassemblement d'hommes et de femmes. C'est sur ces images que Peter Brook ouvre son le film “Meetings with remarkable men”(1979).
Deux groupes se distinguent au sein de cette assemblée, d'un côté des hommes vêtus de blanc, peut-être des sages, qui s'assoient pieds nus sur une petite estrade recouverte de tapis rouges, de l'autre la foule bigarrée, à la fois asiatique, occidentale et orientale. Où se tient cette étrange spectacle ? peut-être aux confins du continent euro-asiatique, aux carrefours des anciennes routes de la soie où les peuples de tous les horizons se sont mêlés et se mêlent encore. En réalité peu importe la localisation géographique exacte. Soudain, le silence se fait, les hommes dans la foule se lèvent. Sept musiciens font leur entrée, ils tiennent, pour certains, leur instrument à la main et se dirigent naturellement vers la seconde estrade, également recouverte de tapis. Le silence est total. Une fois les musiciens installés en arc de cercle, un des sage prend la parole, “Tous les vingt ans, nous les Ashokhs, nous nous retrouvons ici pour mesurer la puissance de notre art. Cette vallée est unique, seul un son d'une qualité particulière fera vibrer ses pierres”. Le défi est ainsi lancé. D'un faible hochement de la tête le sage ouvre le concours. Le premier musicien, un flutiste, commence à jouer, puis un second chante en s'accompagnant d'une sorte de luth, le troisième joue d'un autre instrument à corde mais des prêtres l'interrompent rapidement, le quatrième chante, mais la montagne répond par un profond silence, restant sourde aux appels des musiciens. Les hommes eux sont sensibles aux jeux des musiciens, et ils échangent discrètement leurs impressions. Mais la montagne, elle, demeure, si l'on peut dire “muette comme la pierre”. Le cinquième musicien est un flutiste, il joue, l'auditoire demeure comme en suspens à chacune de ses notes, qui se déroulent dans un profond silence, puis il entonne un chant dans une langue étrange, aux sonorités inconnues.
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Pour l'oreille humaine ses sons n'ont pas une qualité ordinairement mélodique. Bien sûr, chacun d'entre-eux porte en lui la note principale mais aussi tout un ensemble harmonique qui vibre à l'arrière plan, prenant même parfois le dessus, tout un spectre harmonique qui ici est particulièrement perceptible. Leur nature est double, sons à la fois bruts et primordiaux mais en même temps tellement élaborés qu'ils échappent à l'appréciation humaine. Leur mystère ne réside-t-il pas dans le fait que sa structure ondulatoire est quasiment “palpable” ? Il est effectivement possible de “percevoir” presque physiquement, l'air s'engouffrer jusqu'aux entrailles du musicien puis se déployer, en sens inverse, jusqu'à venir vibrer et résonner dans son palais avant d'être finalement relâché, comme livré à la montagne. Peut-être est-ce cette qualité si particulière qui émeut les pierres de la montagne. Les calcaires laissent alors vibrer leurs atomes pour restituer un écho de la dernière phrase musicale chantée. L'écho se répète et résonne encore plusieurs fois, renvoyé de versant en versant, jusqu'à s'éteindre, naturellement. Le concours s'achève. La foule sera bientôt dispersée…
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Le personnage principal du film, George Ivanovitch Gurdjieff, auteur également du livre sur lequel est basé ce film de Peter Brook n'était, pour certains, qu'un imposteur, mais loin de toute polémique, cette scène inaugurale est extra-ordinaire. Il ne s'y passe pourtant pas grand chose : un concours ritualisé, des musiciens, la foule silencieuse, et la montagne omniprésente… Pourtant, ce qui se trame ici ne rejoint-il pas la recherche du compositeur György Ligeti, notamment dans son morceau Lux Æterna (1966). En effet, le musicien Ashokh et Ligeti ne s'adressent pas directement à un public humain, l'un chante pour émouvoir la montagne et le Chœur de Ligeti s'adresse à "Domine", c'est-à-dire à un Dieu. Comment en effet s'adresser, nous humains, à un public non-humain, comment l'émouvoir, le toucher, l'impressionner ? N'est-ce pas toutes ces questions qui sont à l'œuvre ici : Le musicien qui avance “à l'aveugle” et le compositeur qui s'essaye à des solutions de composition nouvelles, ont pourtant recours à un instrument bien humain, la voix. Nulles machines ou instruments extravagants, la seule voix humaine portera le message de l'homme. Au-delà même de cette similarité dans la démarche et dans le choix des moyens, ces deux exemples se rejoignent encore dans l'utilisation l'outil vocal. L'Asokh n'a pas recours aux traditionnnelles mélodies, mais cherche à faire résonner des harmoniques subtiles, Ligeti utilise, lui, ce qu'il nomme la micropolyphonie et qu'il explique dans une interview donnée en 1978 : “My idea was that instead of tension-resolution, dissonance-consonance, and other such pairs of opposition in traditional tonal music, I would contrast ‘mistiness’ with passages of ‘clearing up.’ ‘Mistiness’ usually means a contrapuntal texture, a micropolyphonic cobweb technique.” Peut-être est-ce justement ces passages du brouillard aux éclaircies que Peter Brook a voulu souligner par cette scène inaugurale, comme s'il fallait remettre au cœur de nos préoccupations ce voyage vers ces horizons inconnus, vers l'incertain, vers cet improbable, cher à Yves Bonnefoy.

“Je dédie ce livre à l'improbable, c'est-à-dire à ce qui est.
À un esprit de veille. Aux théologies négatives. À une poésie désirée, de pluie d'attente et de vent.
À un grand réalisme, qui aggrave au lieu de résoudre, qui désigne l'obscur, qui tienne les clartés pour nuées toujours déchirables. Qui ait souci d'une haute et impraticable clarté.”

Yves Bonnefoy

28 mai 2006

Claude s’est tu


"En ce temps là…Ils pompaient”, ça, tu ne le diras plus. Les shadoks en reste baba, sans voix. Claude Piéplu n'est plus.
“C'est tout pour aujourd’hui” as-tu sûrement lancé ce 24 mai 2006 dernier : et c’est là un bien mauvais tour que tu as joué ! Mais sans rancune, aucune, salut l'ami ! Il ne reste plus qu'à pomper… encore et toujours… mais en plus triste, sans toi.

28 avril 2006

Résumé




Oulipo, 27/04/2006 ? Comment réussir à synthétiser les essentiels extraits de cette séance placée sous le signe de l’économie de mots et de temps ? Trêve d’obscures élucubrations, Sally Mara, grâce à son traducteur Raymond Queneau, offre un saisissant résumé de la situation grâce à son “arithmétique affective” (Œuvres complètes de Sally Mara) :
L’amour : 1+1=1
mais
L’orgueil : 1 x 1 = 10
La vanité : 0,1 x 0 = 10

Tout est dit !

22 avril 2006

Shadows and fog



man: “Everybody loves his illusions.”
magician: “Loves them ? They need them… like they need the air”
…music…

The End


Shadows and fog, film de Woody Allen, 1992

11 avril 2006

Une pensée, ce jour



“Puisque tous les peintres entreprennent les mêmes choses,
se heurtent aux mêmes difficultés, utilisent les mêmes moyens,
c’est que les différences proviennent de l’intérieur”

Pierre Bonnard, 1945

05 avril 2006

La justification du colimaçon (troisième état)


L’œuvre peinte par Rembrandt en 1632, a été décriée par ses contemporains, réticences, qui, aujourd’hui, plus de 350 ans plus tard, semblent sinon obscures du moins pas très claires. Peut-être ce rejet peut-il s’expliquer par ces intrigants jeux d’échelle et de proportions entre personnages et espaces du tableau ?
À bien y regarder, les deux personnages représentés paraissent minuscules, comme deux lilliputiens évoluant dans un espace réduit, une coquille de noix, peut-être, ou encore une coquille de colimaçon ou de nautile. Ne serait-ce pas, en effet, dans le dos du philosophe une porte-opercule close ? n’avons nous pas, sous les yeux, la maison-tortillon du philosophe, qui, rétracté dans sa coquille, réfléchit à la marche du monde ? Ou bien encore n’est-ce pas là une vue captée à l’intérieur d’un crâne ? À défaut de connaître l’identité de ce philosophe (certain y ont reconnu Spinoza, mais celui-ci mort à 45 ans, n’a donc jamais été vénérable vieillard) et ce à quoi il exerce son esprit, ne devrions-nous pas revenir à l’escalier.
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Philosophe au livre ouvert, Salomon Koninck

La composition du tableau s’organise toute entière autour de lui, sorte d’axe intime du monde. En effet, cet élément architectural, somme toute banal, acquière ici des qualités insoupçonnées : le peintre articule, à partir de lui, zones d’ombre et de lumière, et en fait une nette séparation entre lumière naturelle, à gauche, et lumière artificielle produite par le feu, à droite. L’escalier joue, si l’on peut dire, le rôle principal et central, propulsé au premier plan, volant la vedette au philosophe au fond à gauche. La force de cette composition pour le moins originale, s’affirme encore plus au regard d’une autre œuvre traitant du même thème : Philosophe au livre ouvert, attribuée à Salomon Koninck. Si un philosophe et un escalier sont également représentés, c’est d’une toute autre manière que dans l'œuvre de Rembrandt. En effet, le philosophe y est placé plus au moins au centre et l’escalier à vis semble avoir été rejeté à l’extrême gauche. Cependant, l’effet symbolique obtenu s’avère moins fort que dans l’œuvre de Rembrandt Van Rjin.
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La position de l’élément “escalier” au sein du tableau ne s’avère-t-elle pas primordiale ? En effet, celui élabore une articulation entre plusieurs espaces, espaces réels mais aussi espaces de la pensée. L’escalier est, bien sûr, la construction grâce à laquelle on accède dans un autre, situé au-dessus ou en-dessous de l’espace dans lequel on se trouve, mais pour Rembrandt, cette fonction “pratique” se double d’une fonction symbolique : il représente le passage, c’est-à-dire l’apprentissage, l’acquisition du savoir. Comment alors ne pas associer le philosophe et son travail de la pensée avec l’élévation sinueuse de l’escalier ? La voie de méditation est pour ainsi dire “tracée”, mais le cheminement demeure obscur et accidenté. Rembrandt ne réussit-il pas dans son œuvre a visualiser le processus de pensée dans son intimité obscure ?
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© Andreas Tille

D’autres escaliers sont évoqués par Borgès dans une nouvelle du recueil Fictions, “La Bibliothèque de Babel”. Cette Bibliothèque, lieu du savoir universel, abriterait un nombre infini de livres. Ce labyrinthe de rayonnages est à l’image de la Littérature : tout est connu ou tout a déjà été écrit mais tout est oublié ; il s’agit de le redécouvrir. Cette tâche infinie est remplie par les bibliothécaires-philosophes qui arpentent ces couloirs et “l’escalier en colimaçon qui s’abîme et s’élève à perte de vue” afin d’accéder aux “justifications” de toutes choses.
Au-delà de la Littérature, n’est-ce pas là, la réalité de toute création artistique ? Le peintre, tout comme les bibliothécaires borgésiens, ne navigue-t-il pas dans un musée imaginaire ou virtuel où toutes les images seraient déjà entreposées ? Sans doute, n’est-ce donc pas par hasard que Rembrandt peint ce thème du philosophe. “La philosophie”, comme la définit Deleuze est justement affaire de création, “est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts” mais pas seulement, c’est,“plus rigoureusement, est la discipline qui consiste à créer des concepts.” N’est-ce donc pas le processus de création même qu’explore Rembrandt en peignant Philosophe en méditation ? Le peintre ne s’engage t-il pas alors sur la voie de la justification de son art de peintre comme les bibliothécaires-philosophes empruntant l’infini escalier en colimaçon de la création ?
la justification du colimaçon : (premier état) (deuxième état)

01 avril 2006

Harmonies lavandières


Happy fool’s day !

27 mars 2006

L’escale d’Aïcha

À la veille du printemps, s’est tenu un sabbat extraordinaire. Une auberge sombre, dans le cœur de Paris, accueillait, le temps d’un soir, les initiés. À l’étage, dans une petite salle surpeuplée, l’invocation allait commencer, tard dans la nuit.


La maîtresse de cérémonie avait spécialement revêtu sa robe blanche, un habit de lune si léger et fragile qu’il semble avoir été tissé par d’habiles insectes ou par d’expertes hirondelles. C’est la robe, les initiés ne s’y trompèrent pas, de celle, qui allait être invoquée ce soir là, la belle, la sorcière, Aïcha Kandicha. Cinq officiants se tiennent sur l’étroite scène, la lumière est chaude, rouge, orangée : la cérémonie peut commencer.
Se succèdent alors introductions de la prêtresse Leïla et morceaux auxquels les officiants participent en jouant sur leurs instruments consacrés. Jeanne la prêtresse-chanteuse, Chris le prêtre-contrebassiste, Donald le prêtre-batteur, Irving le prêtre-saxophoniste et Leïla la grande prêtresse-pianiste invoquent à l’unisson ou à tour de rôle l’esprit de la Belle Aïcha.

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Affaire de femmes. De la rencontre des poèmes de Djamila, la Belle, et de son amie (Fatiha Rahou) qui les avaient illustrés, un livre était né, il y a de ça, bien longtemps. Leïla, Compagne de la nuit, fille de Djamila, décida un jour, il y a peu, de mettre en musique ces beaux poèmes, et d’invoquer à son tour, la vivante, Aïcha. Aïcha, la sorcière, était une très très belle femme, quelque part entre le Maroc et l’Algérie. Certains affirment qu’elle était Berbère, d’autres qu’elle était présente en Andalousie lors de la conquête arabe, et pour d’autres encore elle fut une résistante à l’envahisseur portugais. Ambassadrice des djinns ou être maléfique aux jambes terminées par des sabots, la mythique Aïcha n’est autre que la sœur des Amazones et de Lilith. N’est-ce pas son goût pour la liberté, sa beauté évocatrice de plaisir et de sensualité qui ont poussé les hommes à ternir son image, à la rejeter comme une mauvaise diablesse, la poussant à errer dans les lieux peu hospitaliers, à hanter landes et déserts.

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“Je suis Aïcha Kandicha. Viens je te dirai la vie…”. Mais Djamila, dresse d’Aïcha un tout autre portrait. elle la comprend véritablement et la révèle, différente : tout à la fois, amante et pensive, révoltée et voluptueuse, sensible et passionnée. La musique de Leïla est à l’image de cette sorcière : un jazz métissé et chamarré aux harmonies bigarrées, superposant habillement des influences multiples livré librement aux initiés. Ce jazz, là, désoriente, il va-et-vient entre Orient et Occident, entre Nord et Sud, Est et Ouest. Parfois, ce sont les harmonies de Ravel ou du spirituel Satie (eux même nourris d’influences orientales, nettement visibles dans la Seconde Gnossienne, par exemple) qui y résonnent, parfois, ce sont les rythmes sud-américains ou cubains qui prennent le pas, d’autres fois ou simultanément, c’est l’Afrique ou encore l’Amérique qui s’y glisse. Ce trouble déboussolant sur l’origine, ou l’époque de cette musique, ne touche-t-il pas déjà, le mythe du doigt ?

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Aïcha prend corps, elle se dessine et reprend vie. Car la sensible Aïcha n’est pas restée sourde longtemps aux invocations et peu à peu, elle s’immisce dans le spectacle. Leste, ses métamorphoses s’enchaînent et se multiplient. Ainsi dans le morceau Isadora dédié à Isadora Ducan, Aïcha, suivant la mélodie serpentine comme le chant semble suivre les voiles d’Isadora, se mue en Isadora (ou en son aînée, Loie Fuller). En toile de fond de ce féérique spectacle, tels des lutins, batterie et contrebasse avancent sur la pointe des pieds… Plus tard, c’est dans la peau de Frida, Frida Kahlo, qu’elle s’incarne car elle ne connaît nulle frontière, ni géographique ni temporelle, elle est la femme universelle que Michelet avait reconnue en la Sorcière : “Ce qui émeut Michelet, dans la Femme, c’est ce qu’elle cache : non point la nudité (ce qui serait un thème banal), mais la fonction sanguine, qui fait la Femme rythmée comme la Nature (comme l’océan lui aussi soumis au rythme lunaire).” dit Barthes à propos du livre La Sorcière de Michelet.
Cette vie, ce rythme, cette pulsion créatrice sont intensément présents dans la musique de Leïla, qu’Aïcha, habite comme une nuit étoilée ou une aube qui pointe : elle y est chez elle, se lovant dans les peaux des percussions, ou dans la voix de Jeanne ; Aïcha y est omniprésente. Ne serait-ce pas parce que cette musique palpite, vivante, en un mot, qu’elle touche au magique ?


17 mars 2006

À l’ombre de la jeune fille en fleur



Le film s’ouvre et se referme sur un portail en bois, devant un jardin. C’est à nouveau l’été. La saison s’achève déjà, et les vacanciers encore présents entendent profiter des derniers instants de vacances avant la rentrée. Ainsi, Marion récemment séparée de son mari amène sa jeune cousine Pauline à la mer, près de Granville. En allant se baigner, Marion retrouve Pierre son ancien petit-ami. Cette rencontre en amène une autre, Henri, ami de Pierre qui se glisse dans la conversation. Deux personnages viennent peu après se rajouter, une fille, Louisette, la vendeuse de bonbon et un garçon, Sylvain, du même âge que Pauline.
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Pauline à la plage est placé sous le signe de l’amour et du théâtre. Les personnages évoluent non pas sur une scène unique, mais sur de multiples petits théâtres. En effet, chaque lieu tend à devenir espace de représentation : la plage, le bal, le jardin de Marion avec ses hortensias (véritable théâtre de verdure), le salon de la villa d’Henri, la voiture… faut-il y voir un écho à la phrase de Valéry : “La scène est un lieu métaphysique comme l'autel, le Tribunal. Comme le Lit, la Table à manger, le Foyer. La civilisation commence à ces spécifications”? Enfin, le décor est planté, le rideau est levé, les drames peuvent se nouer. Rohmer évoque directement cette référence au théâtre : “De même que les Six Contes Moraux n’avaient de commun avec ceux de Marmontel que le titre, ces Comédies et Proverbes n’entendent s’inspirer ni de Musset, ni de Shakespeare, ni de Carmontelle, ni de la Comtesse de Ségur. Comme celui des Contes, leur titre sera légèrement abusif : la “comédie” y évitera de se plier aux lois du genre, et le “proverbe” sera parfois une invention de l’auteur ou une citation littéraire. […]. La grande différence avec le précédent est que ce nouvel ensemble ne se réfère plus, par les thèmes et les structures, au roman, mais au théâtre.” Bien que Rohmer refuse le parallèle avec Musset ou Marivaux et préfère la référence à Courteline, un rapprochement pourrait être fait avec la Commedia dell'arte, avec quiproquos, trahisons et mensonges, et personnages typiques (l’amoureux transi, Don Juan…), mais pourtant, nul véritable “méchant”, les jeux sont troubles et l’on ment beaucoup, à soi-même d'abord et aux autres. Seuls se détachent les adolescents Pauline et Sylvain.


Sylvain et Pauline ont seize ans, l’âge des possibles, l’âge de l’entre-deux : plus tout à fait enfant, mais pas encore adulte. Alors, que les “grands” voudraient s’ériger en garants de la morale, et jouer les chaperons, leur immaturité, leur lâcheté et leur hypocrisie prennent souvent le dessus. Les adolescents, eux, observent, ainsi Pauline, n’est pas dupe, c'est souvent elle qui en sait beaucoup plus long que ces aveugles d’adultes. Ce regard sans indulgence, Sylvain l’exerce aussi. Sans doute, le sensible Simon de La Brosse qui interprète ce personnage, avait-il gardé ce regard acide, lorsque quelques années plus tard, jeune encore, il s’est suicidé, déçu et blessé par notre monde. Pauline, découvre sa séduction, sa sensualité, et certains comme Henri n'y sont pas insensibles, mais Pauline n'est pas Lolita et a tôt fait de le remettre à sa place : “Ne sois pas hypocrite!” “Je ne comprends pas les hommes, les vieux surtout, ils ne font jamais rien franchement.”
Pauline à la plage c’est le jeu de la confusion des âges : des enfants emplis de sagesse, des gamins qui n’en sont pas, des enfants qui ont arrêté de grandir, des adultes impudiques et lâches, des adultes entêtés, des vieux pas si vieux et parfois vicieux… bien malin qui saura démêler l’écheveau des âges!
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En toile de fond, c’est une toute autre représentation qui se trame : Rohmer crée des tableaux en composant avec trois couleurs, le blanc, le bleu, et le rouge. Le tableau de Matisse La Blouse roumaine, qui décore l'une des chambres de la villa d'Henri, sert d’étalon. Malgré cette apparente rigueur, les symboliques traditionnelles apparaissent là encore contrariées et faussées: le rouge n’évoque plus la passion, pas plus que le blanc illustre la pureté, quant au bleu, mystère…
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Le film s’ouvre et se referme sur un même portail en bois, devant un jardin. Mais est-ce là le même bois, est-ce les mêmes plantes, les mêmes oiseaux qu’au début ? Même l’air semble avoir changé. Le dialogue qui précède le plan final en dit long. Marion, la plus âgée, tente de se rassurer, plus incertaine que jamais, Pauline, telle Zazie aurait pu lui répondre : ”j'ai vieillie”, cette maturité est quasiment palpable dans l’étroit espace de l’Austin mini. Mais Pauline après une légère moue acquiesce à la proposition de sa cousine, sans trop y croire (“Tout à fait d'accord.”). Finalement, nulle conclusion, Rohmer n’avait-il pas d’ailleurs prévenu : “Et l’on pourra, comme dans Les Fables de la Fontaine, trouver à la même pièce plusieurs moralités.”

08 mars 2006

“je suis partie, je suis revenue, je suis repartie et je suis revenue”



“le problème, c’est que je suis partie, je suis revenue, je suis repartie et je suis revenue”. Tel pourrait être résumée, par Delphine, l’intrigue du film d’Éric Rohmer, Le Rayon vert. Cette jeune femme, qui à la veille des vacances d’été, a vu ses projets de voyage en Grèce soudain s’effondrer, à la suite de la défection de son amie. Delphine se retrouve seule à Paris qui se vide peu à peu, la laissant, chaque jour plus isolée face à sa propre solitude et à elle-même. Le temps d’un été, Delphine vivra une sorte épreuve d’introspection initiatique. Delphine est comme elle dit “en transit” : elle est “partie en vacances un peu”.



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Ce voyage en zig-zag, n’est même pas une quête, mais plutôt une sorte de fuite en avant, une sorte d’échappée. En cela, Delphine rejoint Helena Campbell, l’héroïne de Jules Verne dans le roman éponyme. Helena, afin de fuir l’homme promis par sa famille, se met à la recherche de ce phénomène aussi rare qu’éphémère : le rayon vert. Mais entre Helena et Delphine, même si l’amour marquera sans doute l’aboutissement de leurs pérégrinations, les similitudes s’arrêtent là. Delphine finalement ne fuit qu’elle-même et l’ombre de son passé, mais son désespoir est causé par l'apparente absence d’issue : elle n’a encore trouvé son rayon vert ; Helena, elle, possède un but, dès le départ, mais le perdra peu à peu de vue, l’amour gagnant son cœur. Delphine, ne cherche pas l’amour, ses amies aiment à la taquiner à ce propos, en évoquant un hypothétique “prince charmant”, mais elle est finalement portée par un secret espoir de rencontre, elle compte sur le travail du hasard, elle croît “aux choses qui se font toutes seules, d'elles-même”.



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Rohmer a ainsi parsemer son film, tel Petit Poucet de nombreux indices chromatiques (soulignés par l'irruption d'une phrase musicale). Les touches de vert sont disséminées dans tout le film, jusqu’à l’apothéose finale. Elles sont toujours porteuses de sens, d'autant plus que l’héroïne, supestitieusement, leur attribue une qualité positive depuis qu’un médium lui a affirmé que le vert serait sa couleur de l'année. Finalement ce que Delphine essaie de découvrir n'est ce pas ce “vert merveilleux, d'un vert qu'aucun peintre ne peut obtenir sur sa palette, d'un vert dont la nature, ni dans la teinte si variée des végétaux, ni dans la couleur des mers les plus limpides, n'a jamais reproduit la nuance! S'il y a du vert dans le paradis, ce ne peut être que ce vert-là, qui est, sans doute, le vrai vert de l'espérance.”(Jules Verne, Le Rayon Vert)

01 mars 2006

la justification du colimaçon (deuxième état)

Dans une note, sorte de longue digression au sujet de l’art d’écrire, George Sand se tourne vers l’art de peindre et invoque précisément le tableau Philosophe en méditation de Rembrandt.

Une page du manuscrit de Consuelo


“Et cependant, comme tout a sa beauté pour l’œil qui sait voir, ces limbes théâtrales ont une beauté bien plus émouvante pour l’imagination que tous les prétendus prestiges de la scène éclairée et ordonnée à l’heure du spectacle. Je me suis demandé souvent en quoi consistait cette beauté, et comment il me serait possible de la décrire, si je voulais en faire passer le secret dans l’âme d’un autre. Quoi! sans couleurs, sans formes, sans ordre et sans clarté, les objets extérieurs peuvent-ils, me dira-t-on, revêtir un aspect qui parle aux yeux et à l’esprit? Un peintre seul pourra me répondre: Oui, je le comprends. Il se rappellera le Philosophe en méditation de Rembrandt : cette grande chambre perdue dans l’ombre, ces escaliers sans fin, qui tournent on ne sait comment; ces lueurs vagues qui s’allument et s’éteignent, on ne sait pourquoi, sur les divers plans du tableau ; toute cette scène indécise et nette en même temps, cette couleur puissante répandue sur un sujet qui, en somme, n’est peint qu’avec du brun clair et du brun sombre ; cette magie du clair-obscur, ce jeu de la lumière ménagée sur les objets les plus insignifiants, sur une chaise, sur une cruche, sur un vase de cuivre ; et voilà que ces objets, qui ne méritent pas d’être regardés, et encore moins d’être peints, deviennent si intéressants, si beaux à leur manière, que vous ne pouvez pas en détacher vos yeux. Ils ont reçu la vie, ils existent et sont dignes d’exister, parce que l’artiste les a touchés de sa baguette, parce qu’il y a fixé une parcelle du soleil, parce que entre eux et lui il a su étendre un voile transparent, mystérieux, l’air que nous voyons, que nous respirons, et dans lequel nous croyons entrer en nous enfonçant par l’imagination dans la profondeur de sa toile. Eh bien, si nous retrouvons dans la réalité un de ses tableaux, fût-il composé d’objets plus méprisables encore, d’als brisés, de haillons flétris, de murailles enfumées; si une pâle lumière y jette son prestige avec précaution, si le clair-obscur y déploie cet art essentiel qui est dans l’effet, dans la rencontre, dans l’harmonie de toutes les choses existantes sans que l’homme ait besoin de l’y mettre, l’homme sait l’y trouver, et il le goûte, il l’admire, il en jouit comme d’une conquête qu’il vient de faire. Il est à peu près impossible d’expliquer avec des paroles ces mystères que le coup de pinceau d’un grand maître, traduit intelligiblement à tous les yeux.

À cette impossibilité, relevée par george Sand, de dire, en usant de mots, ce que le peintre peint de façon si remarquable, n'est-il pas possible d'opposer une échappée dans le rêve ?

26 février 2006

La justification du colimaçon (premier état)

Sans doute, le temps est-il venu, de justifier le pourquoi du “colimaçon”.

Philosophe en méditation, tableau de Rembrandt, peint en 1632. Intimiste par ses dimensions (28x34 cm), la toile représente une scène d’intérieur. La pièce dépeinte fait, apparemment, à la fois office de cuisine et de cabinet de travail, et la tonalité de l'ensemble est assez sombre. Au centre, scindant la pièce en deux parties, se déploie un large escalier en colimaçon. Seules les douze premières marches en sont visibles les autres étant abandonnées à l’obscurité. Mais toute la composition s’organise autour de cet imposant escalier, sorte d’axe intime de la pièce, de l’œuvre mais au-delà, du monde même. Sur la gauche, un homme âgé, vêtu d’un lourd manteau est assis face à la fenêtre. Il semble avoir délaissé l’étude des livres qui sont ouverts sur la table devant lui, la tête légèrement penchée vers l’avant, et les yeux mi-clos, et s’être abandonné à la méditation. Toute la partie gauche du tableau est baignée d’une lumière dorée qui se déverse par la fenêtre ouverte. Le reste de la pièce, dans l’ombre, n’est éclairé, à l'opposé, uniquement par l’âtre rougeoyant qu’une vieille femme active. Cette paisible atmosphère décrite dans une palette allant du jaune au brun est évoquée par George Sand dans son roman Consuelo, en 1842 (210 ans plus tard).