08 octobre 2006

Laps en vol

“Aussi bien j’aime les voyages comme l’essai du retour.” Yves Bonnefoy

Temps de vol : une journée passée la tête au dessus des nuages, d’ici à là-bas. Se faire la réflexion que, finalement, ce n’est pas si loin d'ici, ce là-bas. Résumer le voyage à deux repas séparés par un hypothétique sommeil peu ou pas réparateur. Peu de choses finalement. Dans ce petit fauteuil étroit, malgré l’inconfort flagrant vivre l’expérience quasi monacale, du retour sur soi, forcé. Onze heures “à tuer”, comme l’on dit. Se résigner, malgré les protestations douloureuses des membres ankylosés, à l’immobilité. Ce laps aérien, là, perdu aux milieu de l’éther, ne dispose-t-il pas comme le remarquait Bachelard aux vagabondages de l’esprit ou à la rêverie ?


Dürer, Aile d'oiseau


Paradoxale immobilité en réalité, puisque elle est subie dans un véhicule lancé à plus de 1000 kilomètres par heure. Mais, pour “des raisons de sécurité” c'est bien vissé à son siège et attaché que se déroule le trajet, pratiquement dépourvu des manifestations, pourtant attendues, de la vitesse. Ce repos obligé n'est pourtant pas indifférent. Qu'en serait-il si, dans un hypothétique futur, la téléportation devenait le seul moyen de se rendre d'un point à l'autre de la planète ? N'y aurait-il pas danger de traumatisme important à passer de climats si différents en un clin d'œil ? Ce sas pressurisé n'offre-t-il pas finalement un temps d'adaptation appréciable ?

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Le voyage aérien moderne semble parfois vouloir s'assimiler à une séance de cinéma. Par l'intermédiaire de petits écrans encastrés dans le siège du rang précédent, sont proposés des programmes sensés distraire et faire passer le temps. Mais cette volonté d'occuper absolument l'esprit du passager, d'en capter l'attention par l'usage de “sirènes” technologiques, se trouve, néanmoins, parfois mise en échec : écran trop proche, recul insuffisant, images floues ou mal réglées, casque peu commode… les raisons ne manquent pas pour que, finalement, l'attention se détache de ce spectacle quasi imposé.

Alors, à ce moment précis, comme Giacometti lors d'une séance d'Actualités en 1945, l'esprit s'évade, malgré le bruit des moteurs et les turbulences inopinées : “Et alors tout à coup, il y a eu une scission. Je me rappelle très bien c’était […] à Montparnasse, d’abord je ne savais plus très bien ce que je voyais sur l’écran ; au lieu d’être des figures, ça devenait des taches blanches et noires, c’est-à-dire qu’elles perdaient toute signification, et au lieu de regarder l’écran, je regardais les voisins qui devenaient pour moi un spectacle totalement inconnu. L’inconnu était la réalité autour de moi et non plus ce qui se passait sur l’écran ! En sortant sur le boulevard, j’ai eu l’impression d’être devant quelque chose de jamais vu, un changement complet de la réalité… Oui, du jamais vu, de l’inconnu total, merveilleux. […] … et en même temps, le silence, une espèce de silence incroyable. […].”. Les images se brouillent, l'instant présent tend à disparaître au profit d'autres réalités, des souvenirs viennent se superposer avec des projections du futur, où se sur-imposent aussi des sensations tangibles… étrange espace-temps, ou de fugaces instants viennent se sédimenter comme des calques sur le “maintenant”… Giacometti, lui, a vu dans cet épisode une découverte ou plutôt une révélation de la troisième dimension, ce qui bouleversera ses recherches. Le passage par la “boîte” cinéma, provoque un trouble qui pourrait s'apparenter à celui du voyageur après son transit dans la “boîte” avion. Comment, en effet, s'échapper ‘indemne’ de “cette scission”, d’une métamorphose si complète de paysages, de climat, de météorologie, de langage au sortir d’un trajet aérien plus ou moins long ou d’une séance de cinéma ? Ou encore, comment rester de marbre en faisant l’expérience concrète du passage du temps ?

Le voyage comme expérience ou encore l’expérience initiatique vécue à travers le voyage, n'est bien sûr pas chose rare. Un autre artiste, Tony Smith, s’en était fait l’écho dans une célèbre interview donnée à Artforum en 1966. La découverte qui s’est imposée à lui lors d’un voyage en voiture de nuit : “[…] It was a dark night and there were no lights or shoulder markers, lines, railings or anything at all except the dark pavement moving through the landscape of the flats, rimmed by hills in the distance, but punctuated by stacks, towers, fumes and colored lights. This drive was a revealing experience. The road and much of the landscape was artificial, and yet it couldn’t be called a work of art. On the other hand, it did something for me that art had never done. At first I didn’t know what it was, but its effect was to liberate me from many of the views I had had about art. It seemed that there had been a reality there which had not had any expression in art.” Là encore, il y a clairement un avant et un après : une rupture. Tony Smith est poussé à remettre en question l'Art par cette singulière expérience. Mais, n’est-ce pas notre perception, plutôt que l'Art, qui se trouve bouleversée ? Comme si le laps du voyage pouvait être une sorte de chemin de traverse, comme la chute d'Alice à travers le terrier du lapin blanc ou le périple d’Ulysse d'île en île. Une traversée extraordinaire transformant inévitablement et irremédiablement, celui qui ose s’y aventurer. N’est pas pour cela qu’aucun voyage n’est réellement anodin ?

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Temps de vol : une journée passée la tête au dessus des nuages, d'ici à là-bas. Aller-retour. Surprise de déjà devoir s'en retourner. Résumer le voyage à deux repas séparés par un hypothétique sommeil peu ou pas réparateur. Peu de choses finalement. Dans ce petit fauteuil étroit. Onze heures “à tuer”, comme l'on dit. Se résigner à l'immobilité. Mais les nuages, où sont-ils ? Bachelard serait sûrement déçu, les aéronefs modernes, volent si haut, qu'on les perd de vue, les nuages. Vu du hublot, c'est l'espace nu … sur lequel hôtesses et stewards s'empressent de faire tomber un store pudique.

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