Yves Bonnefoy, Deux Musiciens, trois peut-être
Paysage de montagne, intemporelle et désertique, pierres calcaires déchiquetées. Deux personnages, sans doute un père et un fils émergent de ce décor minéral. Dans une sorte de vallée encaissée ils se joignent bientôt à un joyeux rassemblement d'hommes et de femmes. C'est sur ces images que Peter Brook ouvre son le film “Meetings with remarkable men”(1979).
Deux groupes se distinguent au sein de cette assemblée, d'un côté des hommes vêtus de blanc, peut-être des sages, qui s'assoient pieds nus sur une petite estrade recouverte de tapis rouges, de l'autre la foule bigarrée, à la fois asiatique, occidentale et orientale. Où se tient cette étrange spectacle ? peut-être aux confins du continent euro-asiatique, aux carrefours des anciennes routes de la soie où les peuples de tous les horizons se sont mêlés et se mêlent encore. En réalité peu importe la localisation géographique exacte. Soudain, le silence se fait, les hommes dans la foule se lèvent. Sept musiciens font leur entrée, ils tiennent, pour certains, leur instrument à la main et se dirigent naturellement vers la seconde estrade, également recouverte de tapis. Le silence est total. Une fois les musiciens installés en arc de cercle, un des sage prend la parole, “Tous les vingt ans, nous les Ashokhs, nous nous retrouvons ici pour mesurer la puissance de notre art. Cette vallée est unique, seul un son d'une qualité particulière fera vibrer ses pierres”. Le défi est ainsi lancé. D'un faible hochement de la tête le sage ouvre le concours. Le premier musicien, un flutiste, commence à jouer, puis un second chante en s'accompagnant d'une sorte de luth, le troisième joue d'un autre instrument à corde mais des prêtres l'interrompent rapidement, le quatrième chante, mais la montagne répond par un profond silence, restant sourde aux appels des musiciens. Les hommes eux sont sensibles aux jeux des musiciens, et ils échangent discrètement leurs impressions. Mais la montagne, elle, demeure, si l'on peut dire “muette comme la pierre”. Le cinquième musicien est un flutiste, il joue, l'auditoire demeure comme en suspens à chacune de ses notes, qui se déroulent dans un profond silence, puis il entonne un chant dans une langue étrange, aux sonorités inconnues.
Pour l'oreille humaine ses sons n'ont pas une qualité ordinairement mélodique. Bien sûr, chacun d'entre-eux porte en lui la note principale mais aussi tout un ensemble harmonique qui vibre à l'arrière plan, prenant même parfois le dessus, tout un spectre harmonique qui ici est particulièrement perceptible. Leur nature est double, sons à la fois bruts et primordiaux mais en même temps tellement élaborés qu'ils échappent à l'appréciation humaine. Leur mystère ne réside-t-il pas dans le fait que sa structure ondulatoire est quasiment “palpable” ? Il est effectivement possible de “percevoir” presque physiquement, l'air s'engouffrer jusqu'aux entrailles du musicien puis se déployer, en sens inverse, jusqu'à venir vibrer et résonner dans son palais avant d'être finalement relâché, comme livré à la montagne. Peut-être est-ce cette qualité si particulière qui émeut les pierres de la montagne. Les calcaires laissent alors vibrer leurs atomes pour restituer un écho de la dernière phrase musicale chantée. L'écho se répète et résonne encore plusieurs fois, renvoyé de versant en versant, jusqu'à s'éteindre, naturellement. Le concours s'achève. La foule sera bientôt dispersée…
Le personnage principal du film, George Ivanovitch Gurdjieff, auteur également du livre sur lequel est basé ce film de Peter Brook n'était, pour certains, qu'un imposteur, mais loin de toute polémique, cette scène inaugurale est extra-ordinaire. Il ne s'y passe pourtant pas grand chose : un concours ritualisé, des musiciens, la foule silencieuse, et la montagne omniprésente… Pourtant, ce qui se trame ici ne rejoint-il pas la recherche du compositeur György Ligeti, notamment dans son morceau Lux Æterna (1966). En effet, le musicien Ashokh et Ligeti ne s'adressent pas directement à un public humain, l'un chante pour émouvoir la montagne et le Chœur de Ligeti s'adresse à "Domine", c'est-à-dire à un Dieu. Comment en effet s'adresser, nous humains, à un public non-humain, comment l'émouvoir, le toucher, l'impressionner ? N'est-ce pas toutes ces questions qui sont à l'œuvre ici : Le musicien qui avance “à l'aveugle” et le compositeur qui s'essaye à des solutions de composition nouvelles, ont pourtant recours à un instrument bien humain, la voix. Nulles machines ou instruments extravagants, la seule voix humaine portera le message de l'homme. Au-delà même de cette similarité dans la démarche et dans le choix des moyens, ces deux exemples se rejoignent encore dans l'utilisation l'outil vocal. L'Asokh n'a pas recours aux traditionnnelles mélodies, mais cherche à faire résonner des harmoniques subtiles, Ligeti utilise, lui, ce qu'il nomme la micropolyphonie et qu'il explique dans une interview donnée en 1978 : “My idea was that instead of tension-resolution, dissonance-consonance, and other such pairs of opposition in traditional tonal music, I would contrast ‘mistiness’ with passages of ‘clearing up.’ ‘Mistiness’ usually means a contrapuntal texture, a micropolyphonic cobweb technique.” Peut-être est-ce justement ces passages du brouillard aux éclaircies que Peter Brook a voulu souligner par cette scène inaugurale, comme s'il fallait remettre au cœur de nos préoccupations ce voyage vers ces horizons inconnus, vers l'incertain, vers cet improbable, cher à Yves Bonnefoy.
À un esprit de veille. Aux théologies négatives. À une poésie désirée, de pluie d'attente et de vent.
À un grand réalisme, qui aggrave au lieu de résoudre, qui désigne l'obscur, qui tienne les clartés pour nuées toujours déchirables. Qui ait souci d'une haute et impraticable clarté.”
Yves Bonnefoy
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