27 mars 2006

L’escale d’Aïcha

À la veille du printemps, s’est tenu un sabbat extraordinaire. Une auberge sombre, dans le cœur de Paris, accueillait, le temps d’un soir, les initiés. À l’étage, dans une petite salle surpeuplée, l’invocation allait commencer, tard dans la nuit.


La maîtresse de cérémonie avait spécialement revêtu sa robe blanche, un habit de lune si léger et fragile qu’il semble avoir été tissé par d’habiles insectes ou par d’expertes hirondelles. C’est la robe, les initiés ne s’y trompèrent pas, de celle, qui allait être invoquée ce soir là, la belle, la sorcière, Aïcha Kandicha. Cinq officiants se tiennent sur l’étroite scène, la lumière est chaude, rouge, orangée : la cérémonie peut commencer.
Se succèdent alors introductions de la prêtresse Leïla et morceaux auxquels les officiants participent en jouant sur leurs instruments consacrés. Jeanne la prêtresse-chanteuse, Chris le prêtre-contrebassiste, Donald le prêtre-batteur, Irving le prêtre-saxophoniste et Leïla la grande prêtresse-pianiste invoquent à l’unisson ou à tour de rôle l’esprit de la Belle Aïcha.

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Affaire de femmes. De la rencontre des poèmes de Djamila, la Belle, et de son amie (Fatiha Rahou) qui les avaient illustrés, un livre était né, il y a de ça, bien longtemps. Leïla, Compagne de la nuit, fille de Djamila, décida un jour, il y a peu, de mettre en musique ces beaux poèmes, et d’invoquer à son tour, la vivante, Aïcha. Aïcha, la sorcière, était une très très belle femme, quelque part entre le Maroc et l’Algérie. Certains affirment qu’elle était Berbère, d’autres qu’elle était présente en Andalousie lors de la conquête arabe, et pour d’autres encore elle fut une résistante à l’envahisseur portugais. Ambassadrice des djinns ou être maléfique aux jambes terminées par des sabots, la mythique Aïcha n’est autre que la sœur des Amazones et de Lilith. N’est-ce pas son goût pour la liberté, sa beauté évocatrice de plaisir et de sensualité qui ont poussé les hommes à ternir son image, à la rejeter comme une mauvaise diablesse, la poussant à errer dans les lieux peu hospitaliers, à hanter landes et déserts.

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“Je suis Aïcha Kandicha. Viens je te dirai la vie…”. Mais Djamila, dresse d’Aïcha un tout autre portrait. elle la comprend véritablement et la révèle, différente : tout à la fois, amante et pensive, révoltée et voluptueuse, sensible et passionnée. La musique de Leïla est à l’image de cette sorcière : un jazz métissé et chamarré aux harmonies bigarrées, superposant habillement des influences multiples livré librement aux initiés. Ce jazz, là, désoriente, il va-et-vient entre Orient et Occident, entre Nord et Sud, Est et Ouest. Parfois, ce sont les harmonies de Ravel ou du spirituel Satie (eux même nourris d’influences orientales, nettement visibles dans la Seconde Gnossienne, par exemple) qui y résonnent, parfois, ce sont les rythmes sud-américains ou cubains qui prennent le pas, d’autres fois ou simultanément, c’est l’Afrique ou encore l’Amérique qui s’y glisse. Ce trouble déboussolant sur l’origine, ou l’époque de cette musique, ne touche-t-il pas déjà, le mythe du doigt ?

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Aïcha prend corps, elle se dessine et reprend vie. Car la sensible Aïcha n’est pas restée sourde longtemps aux invocations et peu à peu, elle s’immisce dans le spectacle. Leste, ses métamorphoses s’enchaînent et se multiplient. Ainsi dans le morceau Isadora dédié à Isadora Ducan, Aïcha, suivant la mélodie serpentine comme le chant semble suivre les voiles d’Isadora, se mue en Isadora (ou en son aînée, Loie Fuller). En toile de fond de ce féérique spectacle, tels des lutins, batterie et contrebasse avancent sur la pointe des pieds… Plus tard, c’est dans la peau de Frida, Frida Kahlo, qu’elle s’incarne car elle ne connaît nulle frontière, ni géographique ni temporelle, elle est la femme universelle que Michelet avait reconnue en la Sorcière : “Ce qui émeut Michelet, dans la Femme, c’est ce qu’elle cache : non point la nudité (ce qui serait un thème banal), mais la fonction sanguine, qui fait la Femme rythmée comme la Nature (comme l’océan lui aussi soumis au rythme lunaire).” dit Barthes à propos du livre La Sorcière de Michelet.
Cette vie, ce rythme, cette pulsion créatrice sont intensément présents dans la musique de Leïla, qu’Aïcha, habite comme une nuit étoilée ou une aube qui pointe : elle y est chez elle, se lovant dans les peaux des percussions, ou dans la voix de Jeanne ; Aïcha y est omniprésente. Ne serait-ce pas parce que cette musique palpite, vivante, en un mot, qu’elle touche au magique ?


17 mars 2006

À l’ombre de la jeune fille en fleur



Le film s’ouvre et se referme sur un portail en bois, devant un jardin. C’est à nouveau l’été. La saison s’achève déjà, et les vacanciers encore présents entendent profiter des derniers instants de vacances avant la rentrée. Ainsi, Marion récemment séparée de son mari amène sa jeune cousine Pauline à la mer, près de Granville. En allant se baigner, Marion retrouve Pierre son ancien petit-ami. Cette rencontre en amène une autre, Henri, ami de Pierre qui se glisse dans la conversation. Deux personnages viennent peu après se rajouter, une fille, Louisette, la vendeuse de bonbon et un garçon, Sylvain, du même âge que Pauline.
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Pauline à la plage est placé sous le signe de l’amour et du théâtre. Les personnages évoluent non pas sur une scène unique, mais sur de multiples petits théâtres. En effet, chaque lieu tend à devenir espace de représentation : la plage, le bal, le jardin de Marion avec ses hortensias (véritable théâtre de verdure), le salon de la villa d’Henri, la voiture… faut-il y voir un écho à la phrase de Valéry : “La scène est un lieu métaphysique comme l'autel, le Tribunal. Comme le Lit, la Table à manger, le Foyer. La civilisation commence à ces spécifications”? Enfin, le décor est planté, le rideau est levé, les drames peuvent se nouer. Rohmer évoque directement cette référence au théâtre : “De même que les Six Contes Moraux n’avaient de commun avec ceux de Marmontel que le titre, ces Comédies et Proverbes n’entendent s’inspirer ni de Musset, ni de Shakespeare, ni de Carmontelle, ni de la Comtesse de Ségur. Comme celui des Contes, leur titre sera légèrement abusif : la “comédie” y évitera de se plier aux lois du genre, et le “proverbe” sera parfois une invention de l’auteur ou une citation littéraire. […]. La grande différence avec le précédent est que ce nouvel ensemble ne se réfère plus, par les thèmes et les structures, au roman, mais au théâtre.” Bien que Rohmer refuse le parallèle avec Musset ou Marivaux et préfère la référence à Courteline, un rapprochement pourrait être fait avec la Commedia dell'arte, avec quiproquos, trahisons et mensonges, et personnages typiques (l’amoureux transi, Don Juan…), mais pourtant, nul véritable “méchant”, les jeux sont troubles et l’on ment beaucoup, à soi-même d'abord et aux autres. Seuls se détachent les adolescents Pauline et Sylvain.


Sylvain et Pauline ont seize ans, l’âge des possibles, l’âge de l’entre-deux : plus tout à fait enfant, mais pas encore adulte. Alors, que les “grands” voudraient s’ériger en garants de la morale, et jouer les chaperons, leur immaturité, leur lâcheté et leur hypocrisie prennent souvent le dessus. Les adolescents, eux, observent, ainsi Pauline, n’est pas dupe, c'est souvent elle qui en sait beaucoup plus long que ces aveugles d’adultes. Ce regard sans indulgence, Sylvain l’exerce aussi. Sans doute, le sensible Simon de La Brosse qui interprète ce personnage, avait-il gardé ce regard acide, lorsque quelques années plus tard, jeune encore, il s’est suicidé, déçu et blessé par notre monde. Pauline, découvre sa séduction, sa sensualité, et certains comme Henri n'y sont pas insensibles, mais Pauline n'est pas Lolita et a tôt fait de le remettre à sa place : “Ne sois pas hypocrite!” “Je ne comprends pas les hommes, les vieux surtout, ils ne font jamais rien franchement.”
Pauline à la plage c’est le jeu de la confusion des âges : des enfants emplis de sagesse, des gamins qui n’en sont pas, des enfants qui ont arrêté de grandir, des adultes impudiques et lâches, des adultes entêtés, des vieux pas si vieux et parfois vicieux… bien malin qui saura démêler l’écheveau des âges!
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En toile de fond, c’est une toute autre représentation qui se trame : Rohmer crée des tableaux en composant avec trois couleurs, le blanc, le bleu, et le rouge. Le tableau de Matisse La Blouse roumaine, qui décore l'une des chambres de la villa d'Henri, sert d’étalon. Malgré cette apparente rigueur, les symboliques traditionnelles apparaissent là encore contrariées et faussées: le rouge n’évoque plus la passion, pas plus que le blanc illustre la pureté, quant au bleu, mystère…
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Le film s’ouvre et se referme sur un même portail en bois, devant un jardin. Mais est-ce là le même bois, est-ce les mêmes plantes, les mêmes oiseaux qu’au début ? Même l’air semble avoir changé. Le dialogue qui précède le plan final en dit long. Marion, la plus âgée, tente de se rassurer, plus incertaine que jamais, Pauline, telle Zazie aurait pu lui répondre : ”j'ai vieillie”, cette maturité est quasiment palpable dans l’étroit espace de l’Austin mini. Mais Pauline après une légère moue acquiesce à la proposition de sa cousine, sans trop y croire (“Tout à fait d'accord.”). Finalement, nulle conclusion, Rohmer n’avait-il pas d’ailleurs prévenu : “Et l’on pourra, comme dans Les Fables de la Fontaine, trouver à la même pièce plusieurs moralités.”

08 mars 2006

“je suis partie, je suis revenue, je suis repartie et je suis revenue”



“le problème, c’est que je suis partie, je suis revenue, je suis repartie et je suis revenue”. Tel pourrait être résumée, par Delphine, l’intrigue du film d’Éric Rohmer, Le Rayon vert. Cette jeune femme, qui à la veille des vacances d’été, a vu ses projets de voyage en Grèce soudain s’effondrer, à la suite de la défection de son amie. Delphine se retrouve seule à Paris qui se vide peu à peu, la laissant, chaque jour plus isolée face à sa propre solitude et à elle-même. Le temps d’un été, Delphine vivra une sorte épreuve d’introspection initiatique. Delphine est comme elle dit “en transit” : elle est “partie en vacances un peu”.



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Ce voyage en zig-zag, n’est même pas une quête, mais plutôt une sorte de fuite en avant, une sorte d’échappée. En cela, Delphine rejoint Helena Campbell, l’héroïne de Jules Verne dans le roman éponyme. Helena, afin de fuir l’homme promis par sa famille, se met à la recherche de ce phénomène aussi rare qu’éphémère : le rayon vert. Mais entre Helena et Delphine, même si l’amour marquera sans doute l’aboutissement de leurs pérégrinations, les similitudes s’arrêtent là. Delphine finalement ne fuit qu’elle-même et l’ombre de son passé, mais son désespoir est causé par l'apparente absence d’issue : elle n’a encore trouvé son rayon vert ; Helena, elle, possède un but, dès le départ, mais le perdra peu à peu de vue, l’amour gagnant son cœur. Delphine, ne cherche pas l’amour, ses amies aiment à la taquiner à ce propos, en évoquant un hypothétique “prince charmant”, mais elle est finalement portée par un secret espoir de rencontre, elle compte sur le travail du hasard, elle croît “aux choses qui se font toutes seules, d'elles-même”.



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Rohmer a ainsi parsemer son film, tel Petit Poucet de nombreux indices chromatiques (soulignés par l'irruption d'une phrase musicale). Les touches de vert sont disséminées dans tout le film, jusqu’à l’apothéose finale. Elles sont toujours porteuses de sens, d'autant plus que l’héroïne, supestitieusement, leur attribue une qualité positive depuis qu’un médium lui a affirmé que le vert serait sa couleur de l'année. Finalement ce que Delphine essaie de découvrir n'est ce pas ce “vert merveilleux, d'un vert qu'aucun peintre ne peut obtenir sur sa palette, d'un vert dont la nature, ni dans la teinte si variée des végétaux, ni dans la couleur des mers les plus limpides, n'a jamais reproduit la nuance! S'il y a du vert dans le paradis, ce ne peut être que ce vert-là, qui est, sans doute, le vrai vert de l'espérance.”(Jules Verne, Le Rayon Vert)

01 mars 2006

la justification du colimaçon (deuxième état)

Dans une note, sorte de longue digression au sujet de l’art d’écrire, George Sand se tourne vers l’art de peindre et invoque précisément le tableau Philosophe en méditation de Rembrandt.

Une page du manuscrit de Consuelo


“Et cependant, comme tout a sa beauté pour l’œil qui sait voir, ces limbes théâtrales ont une beauté bien plus émouvante pour l’imagination que tous les prétendus prestiges de la scène éclairée et ordonnée à l’heure du spectacle. Je me suis demandé souvent en quoi consistait cette beauté, et comment il me serait possible de la décrire, si je voulais en faire passer le secret dans l’âme d’un autre. Quoi! sans couleurs, sans formes, sans ordre et sans clarté, les objets extérieurs peuvent-ils, me dira-t-on, revêtir un aspect qui parle aux yeux et à l’esprit? Un peintre seul pourra me répondre: Oui, je le comprends. Il se rappellera le Philosophe en méditation de Rembrandt : cette grande chambre perdue dans l’ombre, ces escaliers sans fin, qui tournent on ne sait comment; ces lueurs vagues qui s’allument et s’éteignent, on ne sait pourquoi, sur les divers plans du tableau ; toute cette scène indécise et nette en même temps, cette couleur puissante répandue sur un sujet qui, en somme, n’est peint qu’avec du brun clair et du brun sombre ; cette magie du clair-obscur, ce jeu de la lumière ménagée sur les objets les plus insignifiants, sur une chaise, sur une cruche, sur un vase de cuivre ; et voilà que ces objets, qui ne méritent pas d’être regardés, et encore moins d’être peints, deviennent si intéressants, si beaux à leur manière, que vous ne pouvez pas en détacher vos yeux. Ils ont reçu la vie, ils existent et sont dignes d’exister, parce que l’artiste les a touchés de sa baguette, parce qu’il y a fixé une parcelle du soleil, parce que entre eux et lui il a su étendre un voile transparent, mystérieux, l’air que nous voyons, que nous respirons, et dans lequel nous croyons entrer en nous enfonçant par l’imagination dans la profondeur de sa toile. Eh bien, si nous retrouvons dans la réalité un de ses tableaux, fût-il composé d’objets plus méprisables encore, d’als brisés, de haillons flétris, de murailles enfumées; si une pâle lumière y jette son prestige avec précaution, si le clair-obscur y déploie cet art essentiel qui est dans l’effet, dans la rencontre, dans l’harmonie de toutes les choses existantes sans que l’homme ait besoin de l’y mettre, l’homme sait l’y trouver, et il le goûte, il l’admire, il en jouit comme d’une conquête qu’il vient de faire. Il est à peu près impossible d’expliquer avec des paroles ces mystères que le coup de pinceau d’un grand maître, traduit intelligiblement à tous les yeux.

À cette impossibilité, relevée par george Sand, de dire, en usant de mots, ce que le peintre peint de façon si remarquable, n'est-il pas possible d'opposer une échappée dans le rêve ?